lundi 18 novembre 2013

Scoria burana, 5. Hôpital psychiatrique de nuit.



Ils m'ont appelée en pleine nuit. C'est toujours comme ça. Il devait être deux ou trois heures du matin. A croire que l'être humain tient bon jusqu'à minuit. Tout le monde est encore debout. Vit, mange, boit, regarde la télé. La vie autour soutient. Impossible de mourir avant. La nuit avance, le brouhaha s'estompe.
- Je vais pouvoir dormir, demain je serai fraîche pour démarrer!
Mais ils m'ont appelée. Je me suis habillée, je me suis précipitée au pavillon des chroniques. Je l'ai vu, allongé. Je ne me souviens plus si c'était sur le lit ou par terre. Je l'ai tout de suite reconnu. C'est un chronique. Sa maison, depuis longtemps, c'est l'hôpital. Il marche dans le village, dans l'hôpital, toute la journée.Il prend parfois le bus. Il n'arrête que le soir quand il rentre se coucher. Tout le monde le connaît. Certains enfants l'appellent affectueusement "Tourniquet". C'est parce qu'il tourne sur lui-même. Et quand il tourne, il fait un bruit d'hélicoptère ou d'avion, je ne sais trop. Pauvre être sur le chemin de la subjectivation, il s'était arrêté à cette identification d'avion... Etait-ce un jouet qu'on lui avait donné enfant ? Je ne le connaissais pas assez mais je l'imaginais avec une famille, avec des proches qui auraient pu lui acheter un jour, des jouets qui l'auraient accompagné dans son trajet de solitude.
Je ne sais pourquoi j'ai balayé la mèche qui lui traversait le visage. Geste inutile. Elle le cachait sans doute des regards indiscrets. 
J'ai surtout vu son visage détendu par la mort. Accident vasculaire ? Coeur ? Cerveau ? Ses traits s'étaient relâchés. Ils ne portaient plus la marque de son rictus d'égaré, ni les crispations des neuroleptiques. Il était devenu avec la mort, un homme de son âge. J'ai juste pensé à ce que sa vie aurait pu être, sa prestance, ses mots, si la maladie ne l'avait pas frappé. J'ai signé le certificat. 

Le lendemain matin, j'ai cru entendre encore son bruitement devant la fenêtre quand il faisait l'hélicoptère. C'était il y a trente ans. 






dimanche 17 novembre 2013

Scoria burana 4, Un été éternel.

Est-ce déplacé de dire que j’ai rêvé d’eux, l’autre nuit ? Elle est morte d’un cancer du sein, cet été. Je ne les ai plus revus. Une carte si douce, j’ai reçue, pour me dire qu’elle était rentrée en son été éternel. Et voilà, l’autre nuit, sans doute vers le petit matin, je les ai vus revenir me rendre visite. C’était dans un rêve. Il m’avait dit :
-"C’est vrai, elle est morte. Mais il faut qu'elle continue de venir, pour parler. Car elle n’avait pas fini." 
Elle était sans doute encore dans les parages, avant de s’éloigner définitivement du monde des vivants. On dit cela parfois quand les morts n’ont pas complètement disparu et qu’ils semblent comme retenus par l’attention des leurs.



J’aime les cimetières. Ce n’est pas par goût morbide comme on aime à le penser ici. C’est par familiarité avec les disparus. J'aime les plaques tombales car c’est la vie des disparus qui s'y écrit. L’âge auquel ils sont partis… Leurs visages, leurs rides, leurs derniers vêtements du dimanche. Même par delà la mort, je les imagine esquisser quelques pas de danse, défiant le temps, pirouettant la mort. Ils sourient. J’aime leurs visages, immobiles, fragiles, humains. L'un d'eux semblait me dire, du fond des rides qui barraient son front :
" Qu'est-ce que je m'en suis fait, dans ma vie. ne t'en fais pas, ce n'est pas si important."



Elle était croyante. J’ai imaginé sa tombe. Le caveau familial dont elle m’avait parlé était dans le village avec une concession pour vingt ans. Elle m’avait parlé de son désir de se reposer là, entre les arbres du petit cimetière, au pied de l’église, comme on fait par chez elle. Il y eut beaucoup de monde ce jour là.

Pourquoi donc étaient-ils revenus me rendre visite en rêve ? Me manquaient-ils ? Leur courage, leur solidarité par-delà la mort, leurs projets encore à construire, jusqu'au au seuil de la mort, me manquaient-ils ? Cela me semblait évident, qu’elle avait encore à converser. Mais sans doute c’était comme une conversation ininterrompue que nous entretenions par-delà la mort. Il fait frais sous les arbres. Et tous, allongés tout près d’elle, semblaient sourire de leur bien-être éternel.

Je me suis promenée entre les tombes. J'ai regardé les arbres. J'ai humé le vent chargé d'embruns. Nous nous sommes assises au pied de l' arbre et nous avons continué de deviser... pour quelques millions d'années. Encore.

Scoria burana, 3. A la place de la réponse.

Lundi, matin.
Ouverture.

Il s'est assis, là dans le fauteuil, toujours le même. La nuit est derrière la porte. Des mots affluent. Des paroles assourdissent ses phrases les plus abruptes. Elles dérivent le flot de ses pensées amères, à force de vagues et de remous..



Il était parti sur le chemin, le long du fleuve tranquille. Il ne s’est pas retourné. C’était comme un mirage de feu, des présences hallucinées. Puis sont arrivées des formes bleuies par les nuages. L'eau est ce miroir sans tain où se sont effacés les fantômes de la nuit.
-La technique du brûlis, vous connaissez ? me demande-t-il.
Anéantir pour que se lèvent les cendres de l'oubli. Ne plus voir, ne plus entendre. Mais parler, oui.
Il y eut tant de femmes sur le chemin. Animales, laminaires, vent, sable, eau, toutes confondues.  Les connaissait-il mieux à présent ? Ou ne sont-elles devenues que traces intimes ? Elles n'existent pas. Elles ne sont que chair de sa mémoire. Et les grains de sable qui enrayaient le cours de leurs vies, se sont envolés. Et maintenant qu'il me parle,  il ne sent même plus le froid laissé dans le creux de ses doigts.

J’ai pensé que c’était comme une réponse. Mais ce n’était pas la réponse. C'était venu de ce souvenir de chair. Il ne voit plus que le dos d'un homme qui s'éloigne, puis l'absence d'une mère, penchée sur son travail, le soir. Comme une réponse, obsolète, indélicate, verveine de la nuit posée sur les veines de l'oubli. Déliquescence dont il ne reste que des traces, si vipères, si acides, si poison, mortifiées, solidifiées, stalactites de mots, de bois, de chêne, de pierre. Toutes englobaient leurs noyaux, de parures de soleil et d’aube. Il n'y eut plus de père, ni de mère, ni d'enfant. Il y eut ces mots nouveaux, d'homme et de femme pour tourner son regard vers l'avant.
-Mais est-ce suffisant ? demandaient ses yeux quand il tournait son regard vers moi.

A la place de la réponse. Peut-être même pour ne plus avoir à répondre. Ce qui est venu est tombé à côté, bruyant, violent, malmenant.
-Trop d’adjectifs ! Trop d’adjectifs ! Et rien pour mieux dire... soupirait-il.
Il se tait. Vient maintenant le silence tapis derrière les mots.

A la place de. Et dans ce discret décalage, ne lui reste désormais dans les doigts qu’un peu de mots qui glissent, qui colonisent la vie, qui colorisent, qui bémolisent. Ils font entendre un écho. Ils racontent. C'est comme une langue étrangère qui vient les habiller. Sans amertume, avec moulte ratés, avec tendresse, et avec, en prime, le pardon de la pluie qui pianote sur la vitre.

Lundi matin. Libre cours aux mots.


Scoria burana, 1


Scoria burana, 0.